« Dépasser les Pèlerins »
2013
Texte publié dans le catalogue de l’exposition Raymonde April: La Maison où j’ai grandi, présentée au Musée du Bas-St-Laurent, Rivière-du-Loup.
Raymonde April, Albums, 2005, détail
D’un haut plateau de Rivière-du-Loup, le regard est emporté dans le cours vertigineux de la rivière qui descend vers le Saint-Laurent en une série de chutes. La ville prend ainsi l’apparence d’un grand et vieil escalier rocheux reliant les terres au fleuve. Dans le panorama, les clochers s’imposent comme des repères piquant le ciel de leurs flèches argentées et, tout en haut de l’église de Saint-Ludger, un rare point de vue permet de surveiller toutes les directions, comme en vigie. À l’est, l’ancien collège; à l’ouest, les trains au repos et la plus grande église qui veille et domine encore du haut de sa colline. Au nord, il y a le fleuve couché de tout son long, et finalement, au sud, la plaine lointaine. Plus près, au coin de la rue, il y a la maison où a grandi Raymonde April1.
C’est dans un quartier bordé par la rivière du Loup que repose la maison, sa maison qui ne l’est plus. Il y a longtemps qu’elle en a franchi le seuil, suivant le long fleuve vers Québec et plus tard Montréal. Quand elle revient lui rendre visite, de temps à autre, surtout l’été, elle tourne autour comme une étrangère, et y retrouve des motifs topiques : les colonnes et la balustrade, la fissure irréparable dans la fondation, l’arbre dont elle mesure l’ascension, la vue sur la maison d’en face. Tout est là, mais aujourd’hui, sa maison n’est plus qu’un souvenir proustien, semblable à celui du protagoniste d’À la recherche du temps perdu se remémorant les lieux de son enfance, « comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier, et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir2. » Du souvenir, il ne reste qu’un inventaire de détails circonscrits, intemporels et immuables. Il y aura toujours cette fissure sur ce coin de la maison, quand bien même on tente de la colmater.
Sans trop s’éloigner, c’est autour de là que l’artiste commence à se promener, à descendre les plateaux en suivant des chemins de dérive, comme dans un pèlerinage improbable et sans destination. Elle se fait discrète, et écoute les rumeurs du temps : les nouvelles d’un mariage, d’une naissance ou d’un décès se mêlent aux bavardages concernant la visite d’une grande actrice en ville, puis d’une fête qui se prépare rue Lafontaine. Elle les entend mais les laisse partir au vent, pour se tourner vers ses propres rumeurs. S’appropriant ce qu’elle voit, elle ramasse partout des images, partout des impressions de déjà-vu. Elle les photographie encore et les ramène chez elle.
Accolées les unes aux autres, les photos forment une topographie partielle de la ville : une vieille maison de bois fait face au pont des trains surplombant la rivière, dont les eaux fougueuses de la crue printanière se bousculent vers les chutes, déposant au passage un filtre vaporeux de fines gouttelettes sur une grande paroi rocheuse. Scènes figées, les gens n’y sont jamais que par occasion. Mais si « le temps passe, la mémoire ne bouge pas », écrivait Françoise Sagan3. Toujours au même endroit, au même moment de la journée, il y a le mirage de cette jeune fille au regard ailleurs, des hommes qui bavardent autour de leurs voitures, des adolescents et leurs vélos, vus du haut de l’escalier de la demeure originelle. Comme ça, le temps est passé, la mémoire n’a pas bougé. Plein d’images comme autant de regards vers le centre de la ville, comme dans une boîte où tient tout un monde, et où le soleil ne se couche jamais sur les après-midis printaniers.
La vie de Raymonde April, un peu comme sa maison, on en voit rarement l’intérieur. On en a des vues sur l’extérieur, de son regard qui se projette vers les autres, vers les paysages. Une fois qu’elles s’en échappent, les photographies se déplacent comme des fantômes sans maison à hanter. Elles apparaissent et disparaissent, jusqu’à ce qu’on les oublie et qu’elles nous surprennent ailleurs, où on n’aurait pas imaginé les rencontrer. Même si on ne la voit pas toujours, l’artiste n’est jamais bien loin. Et quand on l’aperçoit, sa figure est souvent floue, ou se dessine dans les traits familiers de certains visages, sinon dans les yeux de ceux qui l’entourent. Parfois on peut penser l’avoir repérée, l’imaginer à un endroit bien précis sur une carte. Mais elle est peut-être loin déjà, dans la grande ville, dans un nouveau roman, dans un film de la Nouvelle Vague ou dans une chanson de Françoise Hardy. Ou est-elle déjà de retour à Rivière-du-Loup, à préparer de nouvelles histoires.
Le décor en place, les scènes sont prêtes à être jouées. Arriveront bientôt les figurants, venant de loin pour trouver place dans ses photos, pour percer son univers et en ajourer les horizons. Avec eux, elle ira se promener dans les terres, se perdra un peu, le temps de retrouver le chemin menant au fleuve, à leur point de ralliement sur la grève. Une fois arrivés, ils y reprendront leur souffle, et marcheront tranquillement le long de la frontière mouvante, celle délimitée par la jonction de la terre et de la mer, là où les marées font s’agrandir ou rapetisser un peu la ville. Suivant les rochers striés, ils se dirigeront jusqu’au bord, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’avancer sans se mouiller les pieds. Le temps passera si vite que l’eau montera jusqu’à leurs genoux. Alors ils regagneront la rive, regarderont ensemble les couchers de soleil, écouteront le son tranquille du vent dans les arbres, cueilleront des petits fruits, tourneront le paysage à l’envers, le parsèmeront de baisers impromptus, de musiques impossibles à rejouer. Au jour redouté, les figurants repartiront chacun de leur côté, les poches remplies de cailloux.
La vue du fleuve, c’est la limite de son espace vécu, le début du paysage regardé, imaginé. Le soir, observant au loin les lumières inconnues de l’autre rive, elle se disait que « derrière elles, c’était comme ici : des phares, des maisons, des incendies, des avions, des poteaux, des autos. Je les aimais de loin4. Deux villes comme en miroir, où les histoires des autres se mêlent à son reflet. Quand la nuit est noire, il n’y a plus que leurs lumières et entre elles, le chant des phoques. « Il ne reste donc qu’à écouter, le plus intensément possible, ces chants étranges, jusqu’à la marée haute, jusqu’à la tempête, jusqu’à l’automne, jusqu’à mon départ5. » L’été semble avoir passé aussi vite qu’une journée de la fin du mois d’août.
Les Pèlerins, cinq îles couchées sur le Saint-Laurent, sont non loin de Rivière-du-Loup comme pour rappeler tout départ imminent. En sortant de la ville par l’ouest, elles nous accompagnent, tranquilles sur la droite. Une fois qu’elles sont dépassées, la ville et l’été sont déjà loin. « Le cœur muet d’une plainte sans objet, étale et neigeuse », la jeune Raymonde April y contemplait sa destination : « partir pour aller étudier, partir pour aller faire son travail, faire sa vie, s’établir dans la grande ville, aimer là-bas, avoir de la peine là-bas, entreprendre ses chantiers, aller à ses rendez-vous, ramasser ses morceaux, prendre l’avion pour d’autres pays6. » Depuis, chaque fois que ses photos ont passé par les Pèlerins, son œuvre s’est transformée. Les images ont elles aussi migré vers la ville, pour s’y établir, pour faire leur travail, faire leur vie, prendre l’avion pour d’autres pays. Toutes sortes d’histoires se sont écrites autour d’elles, à en perdre de vue le lieu d’où elles viennent. Mais un mince fil résiste, permettant de remonter le courant jusqu’à la source. Si April retourne régulièrement à Rivière-du-Loup, l’œuvre, elle, revient plus rarement. Alors on la prend et l’embrasse quand elle passe faire un tour.
1 Raymonde April avait trouvé des photos anciennes de ces quatre vues dans ses souvenirs de famille, et les avait commentées dans l’album XI d’Aires de migration (2005) : « Vers le sud : la maison, la plaine. Vers l’ouest : les trains et l’église de St-François-Xavier. Vers le nord : le Fleuve. Vers l’est : le collège et le parc. »
2 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann, Paris : Le livre de poche, 1992 [1913], p. 87.
3 Françoise Sagan, Avec mon meilleur souvenir, Paris : Gallimard, 1984, p. 120.
4 Raymonde April, « Une mouche au paradis », Treize essais sur la photographie, Ottawa : Musée canadien de la photographie contemporaine, 1990, p. 224.
5 Raymonde April, Soleils couchants, Québec : Éditions J'ai VU, 2004, p. 54.
6 C’est l’artiste qui a d’abord parlé de « dépasser les Pèlerins ». Cette citation tirée du site Internet de l’artiste apparaît quelque peu différente de la version publiée : Raymonde April, « Raymonde April », Du souvenir au devenir : Rivière-du-Loup 2000, Cap-Saint-Ignace : Plume d'oie, 2000, p.393
Révision : Micheline Dussault
2013
Texte publié dans le catalogue de l’exposition Raymonde April: La Maison où j’ai grandi, présentée au Musée du Bas-St-Laurent, Rivière-du-Loup.
Raymonde April, Albums, 2005, détail
D’un haut plateau de Rivière-du-Loup, le regard est emporté dans le cours vertigineux de la rivière qui descend vers le Saint-Laurent en une série de chutes. La ville prend ainsi l’apparence d’un grand et vieil escalier rocheux reliant les terres au fleuve. Dans le panorama, les clochers s’imposent comme des repères piquant le ciel de leurs flèches argentées et, tout en haut de l’église de Saint-Ludger, un rare point de vue permet de surveiller toutes les directions, comme en vigie. À l’est, l’ancien collège; à l’ouest, les trains au repos et la plus grande église qui veille et domine encore du haut de sa colline. Au nord, il y a le fleuve couché de tout son long, et finalement, au sud, la plaine lointaine. Plus près, au coin de la rue, il y a la maison où a grandi Raymonde April1.
C’est dans un quartier bordé par la rivière du Loup que repose la maison, sa maison qui ne l’est plus. Il y a longtemps qu’elle en a franchi le seuil, suivant le long fleuve vers Québec et plus tard Montréal. Quand elle revient lui rendre visite, de temps à autre, surtout l’été, elle tourne autour comme une étrangère, et y retrouve des motifs topiques : les colonnes et la balustrade, la fissure irréparable dans la fondation, l’arbre dont elle mesure l’ascension, la vue sur la maison d’en face. Tout est là, mais aujourd’hui, sa maison n’est plus qu’un souvenir proustien, semblable à celui du protagoniste d’À la recherche du temps perdu se remémorant les lieux de son enfance, « comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier, et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir2. » Du souvenir, il ne reste qu’un inventaire de détails circonscrits, intemporels et immuables. Il y aura toujours cette fissure sur ce coin de la maison, quand bien même on tente de la colmater.
Sans trop s’éloigner, c’est autour de là que l’artiste commence à se promener, à descendre les plateaux en suivant des chemins de dérive, comme dans un pèlerinage improbable et sans destination. Elle se fait discrète, et écoute les rumeurs du temps : les nouvelles d’un mariage, d’une naissance ou d’un décès se mêlent aux bavardages concernant la visite d’une grande actrice en ville, puis d’une fête qui se prépare rue Lafontaine. Elle les entend mais les laisse partir au vent, pour se tourner vers ses propres rumeurs. S’appropriant ce qu’elle voit, elle ramasse partout des images, partout des impressions de déjà-vu. Elle les photographie encore et les ramène chez elle.
Accolées les unes aux autres, les photos forment une topographie partielle de la ville : une vieille maison de bois fait face au pont des trains surplombant la rivière, dont les eaux fougueuses de la crue printanière se bousculent vers les chutes, déposant au passage un filtre vaporeux de fines gouttelettes sur une grande paroi rocheuse. Scènes figées, les gens n’y sont jamais que par occasion. Mais si « le temps passe, la mémoire ne bouge pas », écrivait Françoise Sagan3. Toujours au même endroit, au même moment de la journée, il y a le mirage de cette jeune fille au regard ailleurs, des hommes qui bavardent autour de leurs voitures, des adolescents et leurs vélos, vus du haut de l’escalier de la demeure originelle. Comme ça, le temps est passé, la mémoire n’a pas bougé. Plein d’images comme autant de regards vers le centre de la ville, comme dans une boîte où tient tout un monde, et où le soleil ne se couche jamais sur les après-midis printaniers.
La vie de Raymonde April, un peu comme sa maison, on en voit rarement l’intérieur. On en a des vues sur l’extérieur, de son regard qui se projette vers les autres, vers les paysages. Une fois qu’elles s’en échappent, les photographies se déplacent comme des fantômes sans maison à hanter. Elles apparaissent et disparaissent, jusqu’à ce qu’on les oublie et qu’elles nous surprennent ailleurs, où on n’aurait pas imaginé les rencontrer. Même si on ne la voit pas toujours, l’artiste n’est jamais bien loin. Et quand on l’aperçoit, sa figure est souvent floue, ou se dessine dans les traits familiers de certains visages, sinon dans les yeux de ceux qui l’entourent. Parfois on peut penser l’avoir repérée, l’imaginer à un endroit bien précis sur une carte. Mais elle est peut-être loin déjà, dans la grande ville, dans un nouveau roman, dans un film de la Nouvelle Vague ou dans une chanson de Françoise Hardy. Ou est-elle déjà de retour à Rivière-du-Loup, à préparer de nouvelles histoires.
Le décor en place, les scènes sont prêtes à être jouées. Arriveront bientôt les figurants, venant de loin pour trouver place dans ses photos, pour percer son univers et en ajourer les horizons. Avec eux, elle ira se promener dans les terres, se perdra un peu, le temps de retrouver le chemin menant au fleuve, à leur point de ralliement sur la grève. Une fois arrivés, ils y reprendront leur souffle, et marcheront tranquillement le long de la frontière mouvante, celle délimitée par la jonction de la terre et de la mer, là où les marées font s’agrandir ou rapetisser un peu la ville. Suivant les rochers striés, ils se dirigeront jusqu’au bord, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’avancer sans se mouiller les pieds. Le temps passera si vite que l’eau montera jusqu’à leurs genoux. Alors ils regagneront la rive, regarderont ensemble les couchers de soleil, écouteront le son tranquille du vent dans les arbres, cueilleront des petits fruits, tourneront le paysage à l’envers, le parsèmeront de baisers impromptus, de musiques impossibles à rejouer. Au jour redouté, les figurants repartiront chacun de leur côté, les poches remplies de cailloux.
La vue du fleuve, c’est la limite de son espace vécu, le début du paysage regardé, imaginé. Le soir, observant au loin les lumières inconnues de l’autre rive, elle se disait que « derrière elles, c’était comme ici : des phares, des maisons, des incendies, des avions, des poteaux, des autos. Je les aimais de loin4. Deux villes comme en miroir, où les histoires des autres se mêlent à son reflet. Quand la nuit est noire, il n’y a plus que leurs lumières et entre elles, le chant des phoques. « Il ne reste donc qu’à écouter, le plus intensément possible, ces chants étranges, jusqu’à la marée haute, jusqu’à la tempête, jusqu’à l’automne, jusqu’à mon départ5. » L’été semble avoir passé aussi vite qu’une journée de la fin du mois d’août.
Les Pèlerins, cinq îles couchées sur le Saint-Laurent, sont non loin de Rivière-du-Loup comme pour rappeler tout départ imminent. En sortant de la ville par l’ouest, elles nous accompagnent, tranquilles sur la droite. Une fois qu’elles sont dépassées, la ville et l’été sont déjà loin. « Le cœur muet d’une plainte sans objet, étale et neigeuse », la jeune Raymonde April y contemplait sa destination : « partir pour aller étudier, partir pour aller faire son travail, faire sa vie, s’établir dans la grande ville, aimer là-bas, avoir de la peine là-bas, entreprendre ses chantiers, aller à ses rendez-vous, ramasser ses morceaux, prendre l’avion pour d’autres pays6. » Depuis, chaque fois que ses photos ont passé par les Pèlerins, son œuvre s’est transformée. Les images ont elles aussi migré vers la ville, pour s’y établir, pour faire leur travail, faire leur vie, prendre l’avion pour d’autres pays. Toutes sortes d’histoires se sont écrites autour d’elles, à en perdre de vue le lieu d’où elles viennent. Mais un mince fil résiste, permettant de remonter le courant jusqu’à la source. Si April retourne régulièrement à Rivière-du-Loup, l’œuvre, elle, revient plus rarement. Alors on la prend et l’embrasse quand elle passe faire un tour.
1 Raymonde April avait trouvé des photos anciennes de ces quatre vues dans ses souvenirs de famille, et les avait commentées dans l’album XI d’Aires de migration (2005) : « Vers le sud : la maison, la plaine. Vers l’ouest : les trains et l’église de St-François-Xavier. Vers le nord : le Fleuve. Vers l’est : le collège et le parc. »
2 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann, Paris : Le livre de poche, 1992 [1913], p. 87.
3 Françoise Sagan, Avec mon meilleur souvenir, Paris : Gallimard, 1984, p. 120.
4 Raymonde April, « Une mouche au paradis », Treize essais sur la photographie, Ottawa : Musée canadien de la photographie contemporaine, 1990, p. 224.
5 Raymonde April, Soleils couchants, Québec : Éditions J'ai VU, 2004, p. 54.
6 C’est l’artiste qui a d’abord parlé de « dépasser les Pèlerins ». Cette citation tirée du site Internet de l’artiste apparaît quelque peu différente de la version publiée : Raymonde April, « Raymonde April », Du souvenir au devenir : Rivière-du-Loup 2000, Cap-Saint-Ignace : Plume d'oie, 2000, p.393
Révision : Micheline Dussault