“Trou de mémoire noir”


In relation with Bookworms by Étienne Tremblay-Tardif
mille-feuille no 1
ISBN 978-0-9917650-0-3
November 2012





In French only

Trou de mémoire noir


Je n’écrirai pas mon autobiographie. Ma mémoire est trop courte. L’ordre est chamboulé, des détails sont disparus. Puis au fond, il n’y a pas grand-chose à dire : je suis un de ces hommes dont la vie n’est utile que pour soi-même. Je ne ferai pas l'histoire. D'autres s’en chargeront. Je ne ferai pas d’histoires non plus. On m’oubliera sans doute.

Mais je le vois bien, le temps passe, et tout est du pareil au même. Il y a beaucoup de gens qui parlent. Rien de nouveau : accusations, revendications, protestations. Il y en a qui se cachent les yeux, qui disent ne rien savoir. Il y en a qui crient à s’époumoner pour se faire entendre. J’en ai vu se faire encercler, se faire battre à coups de micros. D’autres vouloir tout détruire, tout déconstruire. Je me demande laquelle de toutes ces violences est vraiment la pire. Comme dans les tempêtes, les inondations, il est difficile de croire aux éclaircies. Je me terre à l’intérieur, j’attends que ça passe.

La télé se charge de me dire ce qui se passe, de me décrire l’histoire au jour le jour. Même quand on dit que tout va bien, je sais que ce n’est qu’en apparence. Aux nouvelles, on parle de moments historiques. L’heure est grave quand on réalise au temps présent quels sont les gens et les événements qui feront l’histoire, et dont on parlera éventuellement dans les livres.

Des livres, il y en a déjà tellement. Ils s’empilent, s’empilent, s’empilent. Jusqu’à devenir des briques, des murs, des fondations ou parfois simplement des motifs décoratifs. À côté du dictionnaire, puis des albums photos. C'est là que repose toute mon histoire. Dans les détails de vieilles photographies, et dans les petits riens captés sur deux ou trois vidéocassettes. Des fois je réécoute les cassettes en boucle. J’appuie sur play, je me laisse raconter ces histoires des temps passés. Je me demande ce qui en restera, quand ma lignée s’interrompra. Pas grand-chose, j’imagine. La bande magnétique s’abîme, tranquillement. L’image se brouille; de la neige, comme on dit. C’est l’hiver dans mes souvenirs.

Une chance que d’autres sont là pour faire ce qu’on ne peut pas faire. Par la fenêtre, je regarde ces inconnus passer à toute vitesse. Je n’ai même pas le temps de leur voir le visage. Ils sont comme une rivière qui coule obstinément, eau claire serpentant entre les rochers, tout droit vers la chute. Oui c’est l'hiver, l’eau commence à geler sur les bords. Bientôt une couche de glace se sera formée par-dessus les flots. On aura l’impression que la rivière ne coule plus. Mais en dessous elle y sera encore, on entendra le bruit sourd d’une eau courante. Dans laquelle je pourrais m’élancer, puis disparaître.

Parce que non, moi seul, je ne ferai pas l’histoire. Je ne fais pas partie des hommes importants. J’ai marché moi aussi, j’en ai fait du chemin, mais ma face ne sera pas imprimée dans les livres. À côté des visages durs, fiers, préoccupés. Aux fronts plissés, lèvres contractées, regards profonds. Je les hais, je les admire : politiciens, hommes d’affaires, artistes, religieux, bandits... Il ne reste d’eux que des images. De profil puis debout. Ils se font face ou se tournent le dos. Il y en a qui me regardent droit dans les yeux. Je détourne le regard vers ceux qui parlent. Je les écoute. Puis il y a ceux qui regardent au loin.

L'horizon. Je comprends qu’on ait pu penser le monde comme étant plat. Je le penserais ainsi si on ne m’avait pas enseigné le contraire. En fait, je l’imagine encore un peu comme ça. Je ne vais jamais bien loin. Je ne ferai jamais le tour du monde. Mon monde à moi est plat. Je le foule, je l’écrase toujours un peu plus, comme pour oublier que cette terre sur laquelle je marche un jour m’ensevelira.

Les vieux livres d’histoire aussi sont comme des cimetières. Partout des morts. Un visage apparaît au-dessus d’un court texte, comme une compilation de notices nécrologiques qu’on aurait découpées dans le journal. Je feuillette un de ces livres, le temps passe sous mes yeux à toute vitesse. Je me reprends, plus lentement, et je me cherche quelque part dans les visages connus de l’histoire. Mais je n’y vois toujours rien. Je regarde sous l’écriture, sous les images, il y a ce papier, d’abord blanc puis jauni. C'est là que je me trouve, dans ce papier : fibres anonymes sur lesquelles s’écrit l'histoire. Ou je pourrais aussi bien être un de ces arbres qu'on a coupé. Un bouleau peut-être, dont la peau s'arrache dans tous les sens, et qui ne vivra probablement pas jusqu'à cent ans.

Mais ce ne sont que de belles illusions. L’histoire, c’est un grand trou de mémoire, une grande amnésie. L’oubli de la masse. Je souhaiterais que quelqu’un vienne le percer, ce grand trou en plein centre de ce qu’on appelle Histoire. Qu’on la transperce, qu’on passe de bord en bord. Qu’elle explose en morceaux qui se répandent, s’envolent en fumée. Puis que quelques languettes retombent au sol. Qu’on les ramasse, qu’on en fasse une pâte à papier. Pour tout réécrire, tout reconstruire. Pour voir au-delà des grands portraits. Les faire taire, les assassiner, les oublier un peu.

Puis qu’on se penche au-dessus des trous. Pour creuser, pour voir plus loin. Comme des trous dans le paysage. Des glissements de terrain. Des grottes, des cavernes. À l’intérieur, on nous raconterait une histoire fabuleuse. Des pages noircies d’innombrables petites histoires. Celle des petits hommes, des petites femmes. Comme moi, au fin fond du trou. Ce grand trou de mémoire noir.