« Lettre à un inconnu »
2011
Derwent Anniversary Watercolour Box d'Andréanne Godin. Photo: Andréanne Godin
Ma femme, mon amie, mon amoureuse. Elle est partie. Ce matin, elle n’est plus là. Ou était-ce déjà il y a de cela trois, ou six mois. Elle est partie à toute allure, et elle n’a pas pu tout emporter avec elle. Elle m’a tout laissé : le souvenir d’un sourire, une odeur vanillée, la chaleur d’un réveil, une boîte de crayons aquarelle. Je ne sais pas quoi en faire, sinon en faire une catastrophe. Je me demande où sont allés ses rêves colorés, ses paysages inventés. Voudrait-elle qu’ils restent enfermés dans une petite boite de bois verni, ou voudrait-elle que quelqu’un les trouve à sa place. Je ne connais personne qui voit la vie comme elle, qui comprend que les choses ne se conservent pas, mais qu’elles s’usent, et prennent de nouveaux visages. Ce matin j’ai décidé de m’en départir. J’avais déjà essayé, mais je n’avais pas trouvé à qui les offrir. J’ai tout remis entre les mains de quelqu’un qui a su regarder au plus profond de mes yeux. Je l’ai vue au loin : une grande blonde forte et belle comme elle. Une grande fille aux yeux tristes et fatigués. Une grande fille qui sait de quoi je parle. Je me suis dirigé vers elle, et je lui ai tout donné. Je ne l’ai pas laissée poser de questions. Je l’ai forcée à prendre mes mots et je l’ai laissée là, derrière. Je ne pouvais prendre le risque de regretter.
Mon père, mon ami, mon enfant. Il est parti. Ce matin, il n’était plus là. Depuis quand déjà, je ne sais plus. Je ne saurais tracer la ligne, trouver la frontière. Je ne veux pas le faire. Un homme est venu me voir, pour me dire qu’il me comprenait. J’ai bu ses paroles. Je n’ai pas pu prononcer un seul mot, lui dire qu’il se trompait. Il avait l’air trop sûr de lui ; trop malheureux et trop serein. Je me suis demandé s’il était sur le point de mourir, lui aussi, ou s’il était déjà mort d’avoir trop possédé la vie d’avant. Je suis restée là, debout, avec la boîte reposant sur mes mains ouvertes. Je l’ai vu s’éloigner, et j’avais déjà oublié son nom, sa tête. J’ai ouvert la boîte pour la première fois après son départ. J’ai su qu’elle n’était pas pour moi. J’ai pensé qu’on aurait dû la remettre à quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui saurait imaginer de belles images colorées. Je n’ai pas besoin de les voir. Je préférerais les photographier. Je vais les photographier, avant qu’elles disparaissent, qu’elles partent avec lui, qu’elles s’enfoncent dans la terre humide.
J’ai trouvé une boîte de crayons aquarelle sur mon bureau ce matin. Ou était-ce déjà il y a de cela six mois, ou cinq ans. Il y a de ces présents dont on ne sait quoi faire, qui ne font qu’exister. C’est bien assez comme ça, jusqu’à ce qu’ils nous fassent pleurer de joie, de malheur, de désespoir. Et puis on regrette de n’avoir pu rien faire. De ne pas avoir honoré la volonté d’un autre. J’ai ouvert ses tiroirs, une, deux, trois, mille fois. Pour regarder les couleurs qui ne sont pas les miennes. Je les ai trimballées, usées, égratignées. J’ai besoin de les laisser partir. Elles ont besoin de vivre, de s’épuiser, et de s’effacer pour se libérer, pour me libérer de la mission que m’a donnée un étranger.
Pour Memorial for a Stranger d'Andréanne Godin, présenté à la Galerie FoFA de l'Université Concordia du 6 septembre au 7 octobre 2011.
2011
Derwent Anniversary Watercolour Box d'Andréanne Godin. Photo: Andréanne Godin
Ma femme, mon amie, mon amoureuse. Elle est partie. Ce matin, elle n’est plus là. Ou était-ce déjà il y a de cela trois, ou six mois. Elle est partie à toute allure, et elle n’a pas pu tout emporter avec elle. Elle m’a tout laissé : le souvenir d’un sourire, une odeur vanillée, la chaleur d’un réveil, une boîte de crayons aquarelle. Je ne sais pas quoi en faire, sinon en faire une catastrophe. Je me demande où sont allés ses rêves colorés, ses paysages inventés. Voudrait-elle qu’ils restent enfermés dans une petite boite de bois verni, ou voudrait-elle que quelqu’un les trouve à sa place. Je ne connais personne qui voit la vie comme elle, qui comprend que les choses ne se conservent pas, mais qu’elles s’usent, et prennent de nouveaux visages. Ce matin j’ai décidé de m’en départir. J’avais déjà essayé, mais je n’avais pas trouvé à qui les offrir. J’ai tout remis entre les mains de quelqu’un qui a su regarder au plus profond de mes yeux. Je l’ai vue au loin : une grande blonde forte et belle comme elle. Une grande fille aux yeux tristes et fatigués. Une grande fille qui sait de quoi je parle. Je me suis dirigé vers elle, et je lui ai tout donné. Je ne l’ai pas laissée poser de questions. Je l’ai forcée à prendre mes mots et je l’ai laissée là, derrière. Je ne pouvais prendre le risque de regretter.
Mon père, mon ami, mon enfant. Il est parti. Ce matin, il n’était plus là. Depuis quand déjà, je ne sais plus. Je ne saurais tracer la ligne, trouver la frontière. Je ne veux pas le faire. Un homme est venu me voir, pour me dire qu’il me comprenait. J’ai bu ses paroles. Je n’ai pas pu prononcer un seul mot, lui dire qu’il se trompait. Il avait l’air trop sûr de lui ; trop malheureux et trop serein. Je me suis demandé s’il était sur le point de mourir, lui aussi, ou s’il était déjà mort d’avoir trop possédé la vie d’avant. Je suis restée là, debout, avec la boîte reposant sur mes mains ouvertes. Je l’ai vu s’éloigner, et j’avais déjà oublié son nom, sa tête. J’ai ouvert la boîte pour la première fois après son départ. J’ai su qu’elle n’était pas pour moi. J’ai pensé qu’on aurait dû la remettre à quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui saurait imaginer de belles images colorées. Je n’ai pas besoin de les voir. Je préférerais les photographier. Je vais les photographier, avant qu’elles disparaissent, qu’elles partent avec lui, qu’elles s’enfoncent dans la terre humide.
J’ai trouvé une boîte de crayons aquarelle sur mon bureau ce matin. Ou était-ce déjà il y a de cela six mois, ou cinq ans. Il y a de ces présents dont on ne sait quoi faire, qui ne font qu’exister. C’est bien assez comme ça, jusqu’à ce qu’ils nous fassent pleurer de joie, de malheur, de désespoir. Et puis on regrette de n’avoir pu rien faire. De ne pas avoir honoré la volonté d’un autre. J’ai ouvert ses tiroirs, une, deux, trois, mille fois. Pour regarder les couleurs qui ne sont pas les miennes. Je les ai trimballées, usées, égratignées. J’ai besoin de les laisser partir. Elles ont besoin de vivre, de s’épuiser, et de s’effacer pour se libérer, pour me libérer de la mission que m’a donnée un étranger.
Pour Memorial for a Stranger d'Andréanne Godin, présenté à la Galerie FoFA de l'Université Concordia du 6 septembre au 7 octobre 2011.