« Des impressions de personnages »
2012
Présentation des étudiants du programme Print Media
Publié dans Lucky 7 Chanceux, publication des étudiants à la maîtrise en arts visuels de l'Université Concordia.



Il y a quelques mois déjà, on m’a raconté l’histoire d’un noctambule. Cet homme ne sortait que les soirs de pleine lune pour marcher dans les rues de la ville.

Avant chacune de ses promenades, sur le pas de sa porte, il ne savait pas quel trajet il emprunterait. Son itinéraire n’était jamais tracé d’avance, et il entrait dans la nuit avec curiosité. Il y avait la lune au-dessus de sa tête qu’il savait toujours là, par une lueur qui rivalisait avec les lumières artificielles. Même quand elle lui apparaissait momentanément, entre les grandes tours, il ne la regardait pas. Il continuait à errer.

La démarche de ce promeneur m’a évoqué le travail de l’estampier. On m’a dit qu’il avait le pied lourd, un seul pied lourd qui résonnait plus fort que l’autre sur le pavé. Un poids énorme aurait pu y avoir été attaché, ébranlant ainsi son pas. Son pied entrait en contact avec le sol, régulièrement et lentement, assez pour que la pression enregistre une marque sur le pavé et sur lui aussi. Persister à le soulever et le redéposer représentait un travail patient et assidu. Bien que le rythme de sa marche fût toujours constant, aucune balade n’était vraiment la même. Il se rappelait toutes ses promenades; chacune des lunes s’était imprimée dans sa mémoire. Chacune d’elles avait laissé une trace, une impression, ou une image.

Son territoire était vaste et foisonnant. Les pas de nouveaux inconnus se superposaient aux siens, sans toutefois les effacer. Dans les rues où il avait marché auparavant, il n’avait pas besoin de voir l’empreinte de ses pas pour savoir qu’il y était déjà passé. Chaque fois qu’il revenait chez lui, il savait qu’il recommencerait, suivant quelque chose de plus grand que lui. Son souhait, c’était d’habiter la folie des autres. Fous de suivre des règles qu’ils s’inventaient. Fou lui-même de toujours sortir les soirs de pleine lune.

Cet homme dont on m’avait parlé est devenu un personnage un peu improbable, inventé par morceaux, et qui n’existe que pour une image. Il est le genre de personnage qu’on a envie de suivre, pour qu’il nous enseigne sa manière de faire, et surtout, de réfléchir. Parce que le suivre ne veut pas dire prendre la même route que lui, mais se laisser convaincre d’en creuser et façonner une à sa propre image.

J’ai observé des artistes qui ont tous créé un peu de ce personnage en eux, et dont le chemin est chaque fois bien singulier. Betino Assa trace des formes que d’autres n’arrivent pas à voir dans les paysages. Il y a toujours quelque chose qui est sur le point de se produire dans ses scènes imaginaires. Si Jacquelin Heichert suit brièvement les inconnus pour essayer de comprendre leurs trajectoires, sans trop savoir pourquoi, elle change d’avis et rebrousse chemin. Au fil du temps, Hayat Najm accumule les inventaires des bonheurs et des tragédies qui ne peuvent être oubliés. Souvent, ce sont les objets qu’elle ramasse qui portent les traces de ses souvenirs. Shawn Reynar, lui aussi, documente les conditions de son vécu, et réagit autant à la banalité qu’à l’extraordinaire. De sa fenêtre, il observe les motifs du présent en se rappelant que tout est question de perception. Il est possible de rencontrer Erin C. Smith dans les scènes qu’elle représente, car elle y retourne régulièrement. Elle sort souvent de chez elle pour aller explorer des refuges vides, qui ont su conserver les traces de présences passées. Matthew Thomson suit des trajectoires qui ne se terminent jamais complètement, car il repart souvent d’où il est arrivé. Il préfère revoir, réécrire et reconstruire que de se retrouver à un nouveau point de départ. Les voyages d’Étienne Tremblay-Tardif se font dans un passé parfois récent et d’autres fois lointain. Quand il revient, il rapporte des vestiges qui lui servent à construire des routes imaginaires. À son bureau de travail, Anthony Vrakotas s’impose des tâches qui risquent souvent de le mener à l’épuisement. Il pourrait choisir des raccourcis, mais il préfère prendre les chemins les plus abrupts.

Ces artistes-personnages se rassemblent parfois, même si leurs pistes sont tantôt éloignées, tantôt proches. Et encore, ils continueront de sortir et de déambuler. Ils répéteront les mêmes actions, et en inventeront aussi de nouvelles. Leurs interventions se suivront, se superposeront et se rallieront parfois. Elles s’inscriront dans un temps et un espace incommensurables. Il faudra y surveiller ces impressions de personnages.


Le promeneur et son histoire fictive inspirés de François Morelli et de sa série Moon Walks.