« En allées et venues »
2015
Texte publié dans Portrait : les territoires, publication insérée dans Le Journal de Lévis et le Journal coopératif L’Oie blanche, un projet de Regart et Est-Nord-Est.
Portrait : les territoires
Direction artistique : Amélie Laurence Fortin, Dominique Boileau | Textes : Aseman Sabet, Anne-Marie Proulx | Illustrations : Blaise Carrier-Chouinard | Traduction : Bernard Schutze, Craig Rodmore | Révision : Judy Quinn, Craig Rodmore | Graphisme : Anne-Christine Guy
En allées et venues
À première vue, vous vous pensez devant un paysage, ou une œuvre fixe avec une composition déterminée. Dans la distance, les éléments qui les constituent semblent inertes, contraints à ne plus jamais bouger ni changer.
Mais attendez, quelque chose se dessine. Bientôt, les murs de l’atelier seront repeints d’une fraîche couche de blanc, comme les battures lavées par les vives-eaux de la nouvelle Lune.
C’est là, au bord du fleuve, qu’une figure cause l’émoi.
Elle est aperçue au loin, immobile sur un rocher, attendant la marée montante. Prenant ce temps pour ne rien faire, si ce n’est pour laisser ses pensées dériver dans le paysage, et s’étourdir du mouvement de va-et-vient des vagues. Le seul danger réel serait venu de cette marée qui, pour qui ne le sait pas, entre sournoisement par le côté et emplit le chemin permettant de retourner à la berge. C’est sous le prétexte de sa sécurité qu’un policier en uniforme est envoyé pour la raccompagner jusqu’au bord de la route, souillant inutilement ses bottes et le bas de ses pantalons. Car la menace ne résonnait que dans l’esprit de cet inconnu qui voyait dans la solitude de cette autre inconnue le risque qu’elle s’abandonne aux courants.
Il pensait avoir bien vu, et il n’avait pas complètement tort. Le temps était clair, les contours bien découpés. C’est souvent ce qui se produit : le paysage apparaît comme une image sans équivoque. Vous lui jetez un coup d’œil, voyez s’il est beau, vous prenez une photographie, et repartez.
C’est plus tard que quelque chose vous interpelle. Une impression que vous avez conservée. Un instant qui vous a échappé. Vous retournez à cette photographie que vous aviez prise, dans l’espoir de retrouver ce que vous cherchez. Il n’y a rien. L’image existe, mais elle est vide. Il ne reste d’elle qu’une surface sur laquelle se frappe votre reflet, comme sur une vitre donnant sur la nuit.
De l’autre côté, une meute de silhouettes marche en file sous les grands arbres et suit un sentier, dans le noir, à la lumière de téléphones cellulaires. Avec ces lumières témoins de leurs souhaits respectifs, ils se dirigent en silence vers le fleuve. Ils y arrivent, guidés par les sons de l’eau déferlante, et s’installent à l’aveugle sur un rocher assez massif pour tous les accueillir. L’un d’eux demande qu’on éteigne les lumières : les battures et les étoiles se dévoilent alors progressivement, telles des images latentes se révélant à la visibilité.
Vous avez envie, vous aussi, de vous approcher de l’œuvre comme du paysage. Le jour, trouver un chemin est moins périlleux. Il suffit de vous arrêter au bord de la route. Ensuite, quelques pas seulement sont nécessaires pour arriver. L’endroit est aménagé pour qu’on y fasse halte temporairement. Ici, rien n’appartient à personne. Vous êtes, comme tous les autres, bienvenus, mais vous ne le savez pas encore.
La première fois, vous approchez avec prudence, vous signalez votre présence. Quelqu’un sera peut-être sur place pour vous accueillir. S’il n’y a personne, il faudra vous aventurer seul, au risque d’attirer l’attention. Lors de vos prochaines visites, vous connaîtrez le chemin, et pourrez emprunter la porte de côté.
Les artistes sont absents, mais ça ne veut pas dire qu’ils ne travaillent pas. Ils sont partis avec des intentions diverses : dessiner avec les courants du fleuve, reproduire le son des ailes battantes d’une volée de grandes oies des neiges, espérer que des lueurs d’aurores boréales apparaissent à l’horizon, capter le bruit blanc des astres et des planètes, allumer de nouvelles lumières pour sentir l’existence, avoir une conversation avec les arbres, ou penser au son qu’ils font quand ils tombent sans que personne soit là pour les entendre. Chacun a ses propres chimères, et certains travaillent si fort qu’ils les rendent réelles. C’est impossible, mais c’est encore plus vrai comme ça.
Vous franchissez le pas, et vous voyez que rien n’est plus pareil. Des fenêtres de lumière blanche tracent sur vous des formes géométriques. Les sons qui vous parviennent vous assourdissent. Puis vous remarquez que des choses ont été soulevées et déplacées, construites et aussi détruites. Sans doute un peu trop vite, un peu trop violemment. Il en reste des vestiges, et parfois des structures les ont remplacés, déjà. Certains ont des regrets, d’autres n’y voient rien de plus normal. Dans l’atelier comme dans le paysage, vous ne comprenez pas exactement ce qui déclenche les phénomènes, mais vous les savez essentiels.
Dehors, ni les oies ni les avions ne cesseront de survoler le paysage, en route vers d’autres lieux. Les rivières continueront de faire affluer des courants d’eau douce, qui se mélangent à l’eau salée, pour ne plus appartenir ni à la terre ni à la mer. Sur la rive opposée, la ville, plus près ou plus loin qu’on ne l’imaginait, ne semble même pas frémir.
Il y a encore de ces choses qui paraissent immuables. Mais il y aura désormais vos yeux qui les regarderont autrement. Parce que vous approchez du territoire. Le paysage est une image, le territoire une entité. Le paysage est un mur, le territoire son ombre portée.
Dans l’atelier, les lumières restent allumées, jour et nuit, comme dans un phare. Y reviennent les occupants, tour à tour, au terme de leurs migrations solitaires. Ils s’assoient autour d’une table et font le récit de leurs pérégrinations. Leurs histoires deviennent des conversations, et leurs trajectoires des allers-retours.
Ils sont rarement tous là, car de temps à autre, l’un d’eux ressent l’envie de repartir de son côté, et de rêver d’inspirations nouvelles.
Sur le territoire, le besoin d’être ensemble est égal à celui de se retrouver seul.
La solitude, c’est la poésie du passage du temps. Les secondes deviennent un matériau tangible pour fabriquer un son pour la lumière, goûter le vent, toucher le ciel, écrire l’horizon. Apprendre à regarder le territoire dans les replis du paysage, voir l’art dans les replis de l’œuvre. Les vivre, les retourner, les laisser nous chavirer, nous atteindre, pour sentir leur texture, leur souffle, leur violence et leurs tendresses. Et ainsi rendre réels les songes qui inondent nos imaginaires.
2015
Texte publié dans Portrait : les territoires, publication insérée dans Le Journal de Lévis et le Journal coopératif L’Oie blanche, un projet de Regart et Est-Nord-Est.
Portrait : les territoires
Direction artistique : Amélie Laurence Fortin, Dominique Boileau | Textes : Aseman Sabet, Anne-Marie Proulx | Illustrations : Blaise Carrier-Chouinard | Traduction : Bernard Schutze, Craig Rodmore | Révision : Judy Quinn, Craig Rodmore | Graphisme : Anne-Christine Guy
En allées et venues
À première vue, vous vous pensez devant un paysage, ou une œuvre fixe avec une composition déterminée. Dans la distance, les éléments qui les constituent semblent inertes, contraints à ne plus jamais bouger ni changer.
Mais attendez, quelque chose se dessine. Bientôt, les murs de l’atelier seront repeints d’une fraîche couche de blanc, comme les battures lavées par les vives-eaux de la nouvelle Lune.
C’est là, au bord du fleuve, qu’une figure cause l’émoi.
Elle est aperçue au loin, immobile sur un rocher, attendant la marée montante. Prenant ce temps pour ne rien faire, si ce n’est pour laisser ses pensées dériver dans le paysage, et s’étourdir du mouvement de va-et-vient des vagues. Le seul danger réel serait venu de cette marée qui, pour qui ne le sait pas, entre sournoisement par le côté et emplit le chemin permettant de retourner à la berge. C’est sous le prétexte de sa sécurité qu’un policier en uniforme est envoyé pour la raccompagner jusqu’au bord de la route, souillant inutilement ses bottes et le bas de ses pantalons. Car la menace ne résonnait que dans l’esprit de cet inconnu qui voyait dans la solitude de cette autre inconnue le risque qu’elle s’abandonne aux courants.
Il pensait avoir bien vu, et il n’avait pas complètement tort. Le temps était clair, les contours bien découpés. C’est souvent ce qui se produit : le paysage apparaît comme une image sans équivoque. Vous lui jetez un coup d’œil, voyez s’il est beau, vous prenez une photographie, et repartez.
C’est plus tard que quelque chose vous interpelle. Une impression que vous avez conservée. Un instant qui vous a échappé. Vous retournez à cette photographie que vous aviez prise, dans l’espoir de retrouver ce que vous cherchez. Il n’y a rien. L’image existe, mais elle est vide. Il ne reste d’elle qu’une surface sur laquelle se frappe votre reflet, comme sur une vitre donnant sur la nuit.
De l’autre côté, une meute de silhouettes marche en file sous les grands arbres et suit un sentier, dans le noir, à la lumière de téléphones cellulaires. Avec ces lumières témoins de leurs souhaits respectifs, ils se dirigent en silence vers le fleuve. Ils y arrivent, guidés par les sons de l’eau déferlante, et s’installent à l’aveugle sur un rocher assez massif pour tous les accueillir. L’un d’eux demande qu’on éteigne les lumières : les battures et les étoiles se dévoilent alors progressivement, telles des images latentes se révélant à la visibilité.
Vous avez envie, vous aussi, de vous approcher de l’œuvre comme du paysage. Le jour, trouver un chemin est moins périlleux. Il suffit de vous arrêter au bord de la route. Ensuite, quelques pas seulement sont nécessaires pour arriver. L’endroit est aménagé pour qu’on y fasse halte temporairement. Ici, rien n’appartient à personne. Vous êtes, comme tous les autres, bienvenus, mais vous ne le savez pas encore.
La première fois, vous approchez avec prudence, vous signalez votre présence. Quelqu’un sera peut-être sur place pour vous accueillir. S’il n’y a personne, il faudra vous aventurer seul, au risque d’attirer l’attention. Lors de vos prochaines visites, vous connaîtrez le chemin, et pourrez emprunter la porte de côté.
Les artistes sont absents, mais ça ne veut pas dire qu’ils ne travaillent pas. Ils sont partis avec des intentions diverses : dessiner avec les courants du fleuve, reproduire le son des ailes battantes d’une volée de grandes oies des neiges, espérer que des lueurs d’aurores boréales apparaissent à l’horizon, capter le bruit blanc des astres et des planètes, allumer de nouvelles lumières pour sentir l’existence, avoir une conversation avec les arbres, ou penser au son qu’ils font quand ils tombent sans que personne soit là pour les entendre. Chacun a ses propres chimères, et certains travaillent si fort qu’ils les rendent réelles. C’est impossible, mais c’est encore plus vrai comme ça.
Vous franchissez le pas, et vous voyez que rien n’est plus pareil. Des fenêtres de lumière blanche tracent sur vous des formes géométriques. Les sons qui vous parviennent vous assourdissent. Puis vous remarquez que des choses ont été soulevées et déplacées, construites et aussi détruites. Sans doute un peu trop vite, un peu trop violemment. Il en reste des vestiges, et parfois des structures les ont remplacés, déjà. Certains ont des regrets, d’autres n’y voient rien de plus normal. Dans l’atelier comme dans le paysage, vous ne comprenez pas exactement ce qui déclenche les phénomènes, mais vous les savez essentiels.
Dehors, ni les oies ni les avions ne cesseront de survoler le paysage, en route vers d’autres lieux. Les rivières continueront de faire affluer des courants d’eau douce, qui se mélangent à l’eau salée, pour ne plus appartenir ni à la terre ni à la mer. Sur la rive opposée, la ville, plus près ou plus loin qu’on ne l’imaginait, ne semble même pas frémir.
Il y a encore de ces choses qui paraissent immuables. Mais il y aura désormais vos yeux qui les regarderont autrement. Parce que vous approchez du territoire. Le paysage est une image, le territoire une entité. Le paysage est un mur, le territoire son ombre portée.
Dans l’atelier, les lumières restent allumées, jour et nuit, comme dans un phare. Y reviennent les occupants, tour à tour, au terme de leurs migrations solitaires. Ils s’assoient autour d’une table et font le récit de leurs pérégrinations. Leurs histoires deviennent des conversations, et leurs trajectoires des allers-retours.
Ils sont rarement tous là, car de temps à autre, l’un d’eux ressent l’envie de repartir de son côté, et de rêver d’inspirations nouvelles.
Sur le territoire, le besoin d’être ensemble est égal à celui de se retrouver seul.
La solitude, c’est la poésie du passage du temps. Les secondes deviennent un matériau tangible pour fabriquer un son pour la lumière, goûter le vent, toucher le ciel, écrire l’horizon. Apprendre à regarder le territoire dans les replis du paysage, voir l’art dans les replis de l’œuvre. Les vivre, les retourner, les laisser nous chavirer, nous atteindre, pour sentir leur texture, leur souffle, leur violence et leurs tendresses. Et ainsi rendre réels les songes qui inondent nos imaginaires.